La semaine dernière avait lieu notre séminaire annuel d'ingénieurs de développement dans un institut de recherche publique. On nous infligeait une matinée pour nous causer du transfert technologique, combien c'est important, tout ça tout ça.
Une société avait même été invitée, dont je tairai le nom par charité et pour éviter d'en faire de la publicité. Se proclamant «business builder», son but est de trouver des technologies issues de la recherche publique pour monter des sociétés, puis revendre ces dernières quand elles sont rentables (et ont une valeur suffisante pour avoir un bon retour sur investissement). Le travail de cette société consiste donc à démarcher des laboratoires à la recherche de «technologies innovantes» trouver des financiers prêts à investir, lancer un produit «limité» pour «occuper le marché» avant de lancer un produit meilleur, etc., bref le modèle habituel pour faire consommer toujours plus de nouveautés.
Prenant la parole, je me permettai alors de résumer l'activité de la société de la façon suivante. Une chercheuse (ou une équipe de chercheurs, mais comme example et par concision je parlerai d'une chercheuse) aboutit à la possibilité de développer une technologie utile à la société. Elle souhaite en faire profiter cette dernière. On la pousse donc dans les bras de ces «business builder». Des capitaux privés sont trouvés, une société est créé, détenue à au moins 60% par des financiers privés. Un produit est lancé sur un marché existant ou créé à coup de marketing. Ce produit est volontairement un peu pourri pour être lancé rapidement et occuper le marché; il sera remplacé rapidement une fois la technologie un peu plus au point, qu'importe les déchets générés au passage par la première version.
Quand la société devient rentable, elle est revendue pour que les financiers fassent de bons profits. Si la chercheuse ne peut pas racheter leurs parts, son idée qui aurait pu profiter à la société sera finalement devenue un produit qui profitera à ceux qui en ont les moyens, avec un prix incluant les marges exigées par les actionnaires. Je terminai en émettant des doutes sur la motivation d'entrer dans la recherche publique pour que ce qui en sorte soit confisqué par des financiers.
La réponse fut des plus classiques: C'est comme ça que ça marche, les fondateurs sont rarement majoritaires dans le capital, mais ce qui les motive c'est d'entreprendre, de changer les choses, de pousser leur vision d'entrepreneur et pas de faire de l'argent1.
Et surtout, sentant évidemment une critique de ce capitalisme prédateur, la réponse terminait par «et puis on ne va pas changer le monde».
Manquant de répartie, je lançai en guise de réponse un ironique «Surtout pas !», sans doute suffisant pour rendre cet éloge de l'entreprenariat un peu petit, un peu hypocrite.
Si l'occasion se présente à nouveau, ma réponse sera différente. Il me semble qu'une réponse plus pertinente serait quelque chose comme: «Ah bon ? On ne va pas changer le monde, mais vous venez de nous dire qu'un entrepreneur veut faire bouger les choses, pousser sa vision. Est-ce qu'il ne s'agit pas là de changer le monde ?»
Le but serait de mettre en évidence que le modèle d'entrepreneur qu'on nous propose chaque fois dans ce genre de propagande est l'entrepreneur qui sert le capitalisme financier. Il va «changer les choses» avec un nouveau produit, une nouvelle technologie, mais toujours dans le cadre capitaliste actuel.
Au lieu qu'une banque publique investisse et soutienne les applications de la recherche publique pour en faire profiter la société dans son ensemble, on préfère les confier aux intérêts privés, nourrissant le capitalisme et entretenant son cortège de déchets, d'inégalités et d'exploitation.
Nos dirigeants ne le comprennent-ils pas ? Ne veulent-ils pas le voir ?