Petit résumé et quelques réflexions après ma lecture de [9]. Je place entre guillemets " les citations extraites du livre, à distinguer des « et ». J'ajoute quelques remarques en Notes ainsi que dans la section Remarques.
L'auteure part du constat suivant: malgré les méfaits multiples et connus de l'évaluation au travail1, cette dernière se répand, envahit tous les métiers, non sous la contrainte, mais par adhésion. Quels sont donc les ressorts de ce qu'il convient alors d'appeler une fascination ?
- Les méfaits
- L'évaluation à la rescousse
- Epreuves
- L'envie
- Reconnaissance ?
- Une autre justification
- Engrenages
- Résister ?
- Remarques
- Notes
L'auteure consacre un chapitre pour rappeler utilement ce qu'entraîne la mise en place de processus d'évaluation, qui se révèle globalement néfaste.
La "motivation" par des récompenses entraîne mécaniquement des situations absurdes dans lesquelles l'individu devient expert pour mettre les indicateurs au vert, au détriment du travail à accomplir.
De plus, les indicateurs mis en place masquent la réalité. L'auteure cite l'exemple d'un hôpital où la performance est jugée sur le temps d'attente des patients. Pour être bien noté, ce temps d'attente doit être diminué, donc, à moyens constants, il faut passer moins de temps avec les patients. Alors que la situation selon cet indicateur s'améliore, la réalité est tout autre, puisque davantage de patients reviennent par la suite du fait qu'ils ont été mal pris en charge.
Lorsque le management et la reconnaissance se basent sur de tels indicateurs, les travailleurs mettent en place des stratégies pour "faire semblant", manipuler les informations remontées ou encore ne pas contrarier la hiérarchie sur son appréciation de la réalité. Ces stratégies sont mises en place parce que les travailleurs sont en général évalués relativement les uns aux autres; il n'est donc pas dans leur intérêt de ne pas se conformer aux attentes.
L'auteure cite la pratique2 consistant à saucissonner un article pour en publier trois au lieu d'un seul, afin d'augmenter son nombre de publications et sa visibilté et donc satisfaire aux critères d'évaluation, le fameux publish or perish.
Par ailleurs, l'évaluation a un "coût extraordinaire", entre la mise en place d'un système d'évaluation, ses modifications, le suivi, l'information auprès des «évalués» et toutes les actions requises de la part des évalués et des évaluateurs (production d'innombrables rapports, synthèses, ..., puis leur lecture, ainsi que pléthore de réunions). Le montant de l'addition se révèle très important, en argent mais aussi en temps de la part de tous les participants. De plus, "plus il semble simple d'évaluer, plus on évalue". Et les coûts s'ajoutent donc à chaque "occasion d'évaluer". Enfin, le coût de l'évaluation "se retrouve également dans le temps passé à se préoccuper non de l'activité en elle-même, mais de la meilleure manière de correspondre en apparence à ce qui est attendu"(p. 48). Dans la recherche, les effets de l'évaluation entraînent également un autre «coût» qui est l'écart entre ce qui aurait été fait sans cette pression normative et ce qui a été fait du fait de devoir satisfaire aux critères; par exemple, certaines pistes de recherche n'auront tout simplement pas été suivies, car "non directement productives et trop incertaines a priori."(p. 48)
Tous ces aspects néfastes de l'évaluation ne seraient-ils pas compensés par la motivation accrue des travailleurs, argument classique pour l'évaluation ? Les recherches montrent que cet effet est très limité.
Dans les domaines "multitâches", lorsque l'évaluation récompense certaines tâches explicitement, les autres tâches, souvent les plus qualitatives, sont délaissées. Mieux vaut alors préférer une rémunération fixe qu'une rémunération variable.
"Avec l'obsession de l'évaluation, il est une donnée que l'on a du mal à se rappeler: donner des incitations extérieures a peu de chance d'être plus motivant que de travailler parce que l'on aime ce que l'on fait et qu'on a envie de bien le faire."(p. 50) Ajouter une récompense pour une tâche n'est pas plus motivant, au contraire, car cela "peut être interprété par la personne qui fournit l'effort comme un signal que la tâche n'a aucun intérêt en elle-même... Ce qui diminue sa motivation intrinsèque! De plus, introduire une incitation peut constituer une perte d'autonomie pour celui qui travaille qui n'est plus en mesure de déterminer lui-même si son travail est bien fait."(p. 51)
D'autre part, "l'individualisation qui est au centre de ces systèmes produit rivalités et envie entre collègues.[...] Le problème essentiel est que l'envie est une émotion extrèmement dangereuse pour le groupe comme le savent depuis longtemps les sociétés traditionnelles, dont les éthnologues ont montré qu'elles étaient organisées en grande partie afin de limiter et de contenir les phénomères d'envie."(p. 52) La conséquence directe est une diminution des intéractions et du travail en équipe.
Au final, "cette concentration autour d'objectifs prioritaires et réducteurs développe le sentiment désespérant chez les salariés de ne pas être en mesure de «bien travailler»: parce que, d'un côté, les résultats à atteindre sont de plus en plus contraints, normalisés, standardisés, abstractisés et surveillés, et que, de l'autre, les moyens mis à disposition pour les atteindre ne sont plus garantis par l'organisation. Et quand, de plus, on a perdu l'appui de ses collègues, devenus rivaux, pour affronter ces difficultés..."(p. 55)
Malgé tout cela, "pourquoi est-il si difficile d'y renoncer ? Pourquoi sommes-nous malgré tout attirés par les sirènes de l'évaluation ?"(p. 55)
Dans le second chapitre, l'auteure rappelle ce qu'est le travail, en se basant notamment sur la clinique du travail (avec des auteurs comme Christophe Dejours ou Yves Clot).
Travailler est avant tout "se confronter au réel". Il y a toujours un écart entre le travail prescrit et le travail réel, entre l'organisation prescrite et l'organisation réelle.
Or, les organisations actuelles nient largement cet écart, et les systèmes d'évaluation ne se basent que sur l'explicite du travail, le prescrit, reléguant à la marge tout l'implicite et le réel. Il y a de moins en moins de "dispute professionnelle" sur les règles de métier et ce que signifie «bien travailler», nécessitant une transmission et une confrontation des expériences de chacun, pour un partage de valeurs et de sens donné au travail. "Le découpage de l'organisation et son articulation autour de tels critères [de peformance] évacuent totalement la question du politique, au sens de ce qui doit être discuté, disputé, débattu, dans et entre les différents niveaux, échelons et groupes participant au procès de travail."(p. 68)
"Tout se passe comme si l'on ne voulait plus des organisations dans lesquelles les gens travaillent mais des organisations dans lesquelles ils produisent. Ainsi les chercheurs sont désormais étiquetés par leurs tutelles comme «produisants» ou «non-produisants», alors que leur métier était tout d'abord de... chercher."(p.69)
Quand l'organisation empêche de «bien travailler», il faut renoncer, avec deux conséquences possibles. "La première est que l'on peut tomber malade, parce que le réel du travail se présente sans que l'on soit en mesure de faire avec. Parce qu'il n'y a plus de collectif sur lequel s'appuyer pour recourir aux règles du métier en sachant que l'on sera soutenu. Parce qu'il n'y a plus d'espace pour discuter. L'angoisse peut alors devenir intolérable lorsqu'il faut affronter seul ce réel du travail qui surgit sans cesse, auquel on n'est pas en mesure de répondre et que l'on ne peut transformer en plaisir de surmonter la difficulté. Et il faut également affronter l'impression de ne servir à rien, la culpabilité de mal faire, la perte de sens du travail et la perte de son identité professionnelle."(p. 70)
"Mais il y a une deuxème conséquence: on peut se raccrocher à l'évaluation Celle-ci peut apparaître à la fois comme le moyen de réinstaller des repères là où le débat et l'espace d'élaboration collective ont disparu, une sorte de garde-fou pour éviter de se retrouver face à l'«horreur du réel» qui crée de l'angoisse, et comme un évacuateur de culpabilité parce que l'on ne prend pas sur soi la responsabilité du renoncement."(p. 70-71)
"[Les enseignants-chercheurs] savent aussi qu'au moment du bilan une seule donnée sera regardée et prise en compte: le nombre d'articles publiés et éventuellement le nombre de fois où leurs articles auront été cités3. Ceux qui travaillent pourront s'en plaindre, le regretter, mais ils pourront toujours dire: «Je me concentre sur les articles et c'est cela qui importe» et «Ce n'est pas de ma faute si les critères sont idiots et nous conduisent à laisser tomber des aspects importants de notre métier». L'évaluation leur permet alors de continuer à fonctionner et à travailler, meme «mal», au sens où ils ne sont pas dupes du fait que leur travail ne correspond pas à leur éthique professionnelle, sans pour autant s'estimer responsables de ce qui se passe."(p. 71)
Quand il n'y a plus l'espoir et l'énergie de changer les choses, arrive la demande d'évaluation pour éviter de tomber malade.
"Ce qui prépare le terrain de l'évaluation, c'est la critique souvent caricaturale de l'existant. [...] ainsi l'évaluation des chercheurs sur le nombre d'articles publiés est-elle présente comme un moyen de «rebooster» une recherche française dénigrée depuis de nombreuses années, présentée comme «moins productive» que celle d'autres pays;" (p.75)
"Une des étranges caractéristique de l'évaluation est d'être à la fois le poison et l'antidote! D'un côté, elle participe à la désagrégation du collectif et à la difficulté croissante de «bien travailler»; de l'autre, elle finit par apparaître comme une bouée de sauvetage pour ceux qui ne sont plus en mesure de bien travailler et ne placent plus d'espoir en la possibilité d'améliorer leurs conditions de le faire."(p. 76)
La première chose mise en place pour l'évaluation est un découpage du temps, car la «mesure» en vue de nourrir les indicateurs est toujours faite selon une périodicité définie.
"A ces séquences de temps correspondent des épreuves"(p. 81), fixant le cadre dans lequel l'individu peut agir. Là où il n'est plus possible de «bien travailler», l'épreuve et son cadre recréent "articiellement une réalité dans laquelle celui qui travaille peut effectivement agir sans être submergé par l'impression de perdre pied"(p. 82).
Les évaluations, basées sur un découpage de temps, ne sont que provisoires et valables que jusqu'à la séquence suivante. L'évaluation est donc permanente, son résultat à un instant étant sans cesse remis en cause à l'instant suivant. L'instabilité est d'autant plus grande que les périodes de référence sont courtes.
L'auteure fait référence au «manque-à-être» de Lacan, le manque poussant chaque individu à s'identifier, à rechercher en permanence son identité, une identité que le langage et le symbolique ne peuvent saisir. De ce point de vue, l'évaluation apparaît comme une illusion de pouvoir réduire ce manque, car les chiffres de "performance" contiennent la promesse de pouvoir être améliorés si l'individu se surpasse, grandit, s'améliore, etc. "L'évaluation propose de s'arrimer à une échelle de chiffres; tentative pourtant vaine, de contenir ce qui échappe et de colmater le trou béant du désir".(p. 89)
L'évaluation flatte également le narcissisme, d'une part par la promesse de «s'améliorer» grâce notamment aux «bonnes pratiques», d'autre part en faisant participer les évalués à la définition des indicateurs, ce qui apparaît déjà comme une disctinction, tout comme le sont les labels d'«excellence». Il ne suffit plus d'être «normal», c'est-à-dire dans la norme des indicateurs; au contraire, chacun peut montrer qu'il est «excellent» et qu'il peut se dépasser en ayant une note supérieure à la précédente.
L'évaluation va de pair avec l'idée d'être entrepreneur de soi-même, le comble de la liberté étant alors de se fixer soi-même ses objectifs et de s'auto-évaluer, bien sûr selon les indicateurs prescrits. La réussite, ou l'échec, ne dépendrait alors plus que de soi-même. "C'est pourquoi l'évaluation est souvent vendue comme un moyen de casser des logiques professionnelles, des identités de métiers, censées être lourdées et dépassées."(p. 103) Chacun a sa chance, les cartes sont rebattues à chaque instant.
"Il n'aura échappé à personne que la figure de l'autre est centrale dans les dispositifs d'évaluation contemporains. Il s'agit moins de savoir quelle note on obtient que quelle note on obtient par rapport aux autres."(p. 110)
Deux arguments sont utilisés pour vanter cette comparaison que permettrait l'évaluation. La première est qu'on pourrait apprendre de la comparaison, pour repérer les «best practices» ou «bonnes pratiques» et les ériger en nouvelles normes, toujours dans le but de «s'améliorer».
Le second argument se réclame de la justice sociale: Que ceux qui contribuent le plus soient reconnus et récompensés à leur juste valeur, une «méritocratie» parfaitement objective.
Ces arguments sont fallacieux. Le premier ignore que les collectifs de travail n'attendent pas l'évaluation pour échanger sur le métier et ses pratiques, faisant émerger des règles de l'art.
La théorie du mimétisme de René Girard est convoquée pour rappeler que si l'évaluation présente l'autre comme modèle détenteur de «bonnes pratiques», il est aussi rival car il détient un objet que l'on n'a pas mais que l'on aimerait acquérir. Ce que possède l'autre (promotion, récompense, reconnaissance, ...) devient désirable par le seul fait que sa possession par l'autre semble le combler4. Désirer ce que l'autre possède conforte ce dernier dans son désir. Les rivalités s'exacerbent.
De plus, "l'évaluation contemporaine s'accompagne immanquablement d'une promesse de «transparence»"(p. 118) mise en scène avec force commissions, rapports, ... "Qui pourrait être contre la transparence ?"(p. 119)
Cependant, cette transparence va à l'encontre de la réalité du travail, dans lequel il existe toujours un écart entre prescriptions et réalité, et chacun doit commettre cet écart sans en faire étalage. Ce sont les «ficelles» de métier. "Travailler implique de cultiver certains secrets."(p. 120)
Cette part secrète peut rapidement devenir la source de fantasmes de collègues «profitant du système», se comportant en «tire-au-flanc», etc.
L'auteure convoque à nouveau Lacan: "Le fantasme s'appuie sur la promesse imaginaire de retrouver la jouissance perdue, il suppose une fiction expliquant pourquoi la jouissance perdue l'a été et ce qui permettra de la récupérer."(p. 121) L'autre peut alors facilement apparaître comme celui qui nous a volé la jouissance, ce que l'on retrouve dans les discours politiques accusant RMIstes, immigrés, musulmans ou autres de «profiter du système», de «nous» priver des fruits de «notre» travail, etc.
Ce fantasme fonctionne à plein envers le collègue qui sûrement «profite du système», joue perso, etc. Le secret alimente le fantasme.
L'évaluation et ses promesses de transparence apparaît alors comme le remède, la solution qui permettra de faire tomber les masques et redonner à chacun sa juste place. Qu'importe si on perd en autonomie, le tire-au-flanc d'à côté y perdra sûrement davantage et à nous la jouissance perdue.
Qu'importe aussi si le nombre de ceux qui en font moins que les autres ou qui tirent la couverture à eux est négligeable. Un seul perçu comme tel suffit à justifier le fantasme et en conséquence l'évaluation censée les mettre au jour. Et d'ailleurs, ceux qui rechignent à l'évaluation ne seraient-ils pas justement ceux qui ont le plus à perdre ?5 Or, la présence de tels collègues est parfois utile pour construire une identité de métier par contradiction avec un exemple de ce qu'il ne faut pas faire. Vouloir supprimer ces «profiteurs», c'est également supprimer un repère unificateur.
L'évaluation, par la normalisation des récompenses qu'elle permet, "conduit à remplacer le plaisir intrinsèque que chacun peut trouver dans l'exercice même de ses activités [...] par une jouissance normée, canalisée sur des objets précis et des niveaux de gains".(p.125)6 L'évaluation aboutit ainsi à "vider le travail de ce qui faisait qu'on pouvait le faire simplement pour l'amour du travail bien fait."(p. 125)
L'évaluation vient en appui de l'idéal d'une organisation dans laquelle chacun a sa place, ses tâches articulées à celles des autres. Il n'y a pas à discuter, à «disputer» le travail. Les indicateurs invitent au consensus, chacun est un rouage qui n'a pas à rencontrer l'autre directement, seulement à s'y comparer pour s'améliorer. La relation n'existe que dans la position que chacun occupe relativement aux autres dans les classements, classements remis en question périodiquement.
L'auteure aborde la question du partage de la valeur pour indiquer que la part de gâteau à répartir en primes n'a pas vocation à augmenter en fonction des résultats, mais qu'elle est fixe, et seule sa répartition évolue selon les «performances» de chacun. Prenant l'exemple de Carglass: "Cette prime sert donc simplement à organiser la compétition entre centres et à décourager les salariés d'entreprendre des actions collectives pour revaloriser le salaire de base, qui reste très faible. En d'autres termes, la compétition permet d'empêcher un engagement des salariés dans un conflit collectif pour le partage de la valeur ajoutée."(p. 146)7
Lorsque l'auteure demande autour d'elle ce que les gens cherchent à travers l'évaluation, la réponse presque invariable est «la reconnaissance».
Cependant, dans les faits, relevés également par Marie-Anne Dujarier, plus on met en place de dispositifs d'évaluation, plus la plainte sur le manque de reconnaissance s'amplifie.
Le sujet, toujours défini selon Lacan comme «manque-à-être» cherche en permanence à savoir «qui il est», question restant sans réponse malgré les promesses de multiples méthodes (tests de personnalité, astrologie, etc.). "Une tentative essentielle de répondre à cette question est de la poser sous la forme «Que suis-je pour l'Autre?»(p. 154)8
L'opération de reconnaissance a lieu chaque fois que le sujet se voit "collé" un signifiant, d'abord son prénom, puis un statut comme «fils de», «mari de» ou «femme de», «père» ou «mère», ... Ces signifiants donnent au sujet une place dans le système symbolique, mais ne comblent cependant pas le manque et ne répondent pas à la question de savoir qui il est. "Le problème — l'arnaque, même — est alors de faire comme s'il était possible de répondre au «besoin de reconnaissance» une fois pour toutes. Or, c'est ce que l'on prétend faire avec les systèmes d'évaluation: on aurait enfin trouvé la manière de satisfaire en continu le besoin de reconnaissance de l'individu au travail en lui donnant un retour permanent sur son travail, via une note et des «signes de reconnaissance» (primes, etc.)."(p. 156)
L'auteure donne quelques exemples de paroles d'évalués qui "mettent en évidence l'attente vis-à-vis d'un Autre censé dire quelque chose de définitif sur soi, notamment si «on est bien ou pas bien»."(p. 161)
L'évaluation ne permet pas la reconnaissance: "la place de chacun se joue et se rejoue sans fin sur la base des évaluations constantes dont il fait l'objet; chaque place est relative et provisoire (c'est une position plutôt qu'une place), elle ne définit rien. Il n'y a donc pas d'inscription dans le Symbolique et par conséquent, il n'y a pas de reconnaissance possible. C'est un cercle vicieux. Car moins les conditions de la reconnaissance par l'Autre sont réunies, plus la demande de reconnaissance augmente, s'intensifie, et plus le sujet dépend de la parole et du regard de l'Autre pour lui dire «ce qu'il est», «ce qu'il vaut», etc."(p. 162)
La seule chose que puisse "faire l'organisation est d'éviter que la problématique de la reconnaissance ne devienne trop centrale pour le sujet"(p. 163), en donnant une reconnaissance d'ordre symbolique, par un poste, un statut, une place qui reconnaît que l'individu a les capacités de l'occuper, suite à un concours, un examen, une expérience, etc. "A partir de là, le travail peut se faire sans que l'individu soit incessamment en quête d'un regard extérieur porté sur lui et sur ce qu'il fait. Il peut tirer une satisfaction du travail lui-même, parce que son résultat n'est pas susceptible de remettre en question en permanence sa place dans l'organisation."(p. 164)
On l'a évoqué, la mise en place des dispositifs d'évaluation se fait par des arguments d'efficacité, de performance. Mais à quelles fins ? L'augmentation des dividendes des actionnaires n'est pas l'argument mis en avant, car pas facile à légitimer.
Une autre figure est alors invoquée, permettant aux évalués de s'identifier à elle et donc de légitimer ses attentes. Il s'agit du client, du patient, de l'usager, du citoyen, du contribuable. En effet, comment être contre «bien utiliser l'argent public», «bien servir le client» quand on est aussi contribuable, client, etc. ?
C'est ce Client qu'il faut satisfaire, car il est invité à participer à l'évaluation, via des questionnaires de satisfaction, par exemple. La valeur de l'évalué est proportionnelle à la "jouissance" du Client, qui doit être "totale". L'individu doit être poussé à trouver sa reconnaissance dans la jouissance du Client. Ainsi chez Carglass, le Client "ne vient pas seulement pour faire réparer un pare-brise, il vient pour pouvoir dire «Wahou!» en sortant."(p. 181)
Idem pour le Citoyen qui en veut pour son argent. "Ce qui est remarquable est la construction proprement fantasmatique de la figure en surplomb du Citoyen, sujet homogène, sans faille, sans contradictions, sachant exactement ce qu'il attend, ce qu'il veut de tel ou tel service public, comment il compte y recourir pour répondre à des besoins parfaitement identifiés. Bien entendu, ce Citoyen n'existe pas, il vient masquer «l'hétérogénéité des positions sociales des différents groupes ainsi transformés en un improbable sujet collectif»."(p. 186)
"Une propriété remarquable de l'évaluation, c'est qu'elle n'a pas de fin: une fois qu'elle a été introduite, même modestement, elle finit toujours par être étendue."(p. 189)
De plus, les systèmes d'évaluation s'entremêlent, les évalués devenant évaluateurs et réciproquement, rendant difficile la sortie d'un système d'évaluation. L'auteure parle de «partouze de l'évaluation», qui tranche avec les "pratiques antérieures où l'évaluateur occupait une place d'exception"(p. 195) (par exemple la Cour des Comptes).
L'acte d'évaluation est banalisé, praticable par tout un chacun sans requérir de compétences ni de conditions d'observations particulières. Chacun peut "fourrer son nez dans les affaires des autres", la promesse du pouvoir ainsi conféré participant à la demande d'évaluation, côté évaluateur cette fois.
La demande d'«évaluer les évaluateurs», n'est pas la solution. Au contraire, "la diffusion de l'idéologie de l'évaluation s'appuie sur la promotion non seulement du «droit à être évalué» [...] mais aussi du droit à évaluer pour tous."(p. 202)
Un autre facteur poussant à l'évaluation est le discours de l'austérité, justifiant l'introduction d'indicateurs de pilotage: les budgets diminuent, il faut faire la chasse au gaspillage, etc. "Il s'avère donc nécessaire d'évaluer au plus près ce que fait chacun et de voir où l'on peut gagner en productivité, être plus efficace, etc."(p. 205)
"Dans un contexte où l'avenir est décrit comme au mieux morose, au pire en crise perpétuelle, chacun pense naïvement que, si on l'évalue, on verra bien qu'il sert à quelque chose. On croit ainsi être protégé. L'inefficace, celui qui coûte, c'est toujours l'autre."(p. 206)
La critique de l'évaluation et la connaissance largement répandue de ses méfaits n'a pas empêché sa propagation. Cependant, la mise au jour des mécanismes qui nous font y adhérer, par l'illusion de combler un manque présent en chacun, peut permettre de vouloir lui résister, condition de pouvoir y résister.
Il faut apprendre à ne pas tomber dans les pièges tendus par la rhétorique de l'évaluation (la transparence, les tire-au-flanc, ...). Le but est de ne pas succomber à ses sirènes et donc de refuser de se soumettre à l'évaluation.
La solution pour résister réside dans le collectif, dans la dispute professionnelle, afin de "valoriser la singularité plutôt que la comparaison; [...] construire des lieux d'élaboration et d'articulation — y compris par la dispute et le conflit — plutôt que des occasions de compétition et d'éradication; à s'accommoder de la part de l'autre qui échappe à notre contrôle; à ne pas imaginer pouvoir avoir prise définitive sur la motivation de l'autre."(p. 210)
Il s'agit également de "«resymboliser l'organisation»: maintenir et développer des structures durables, capables d'évoluer mais dans une continuité qui permette d'identifier des places différenciées et relativement stables pour lester suffisamment les personnes qui travaillent, les fixer à un statut, une identité, partiellement illusoires mais nécessaires."(p. 211)9
Concrètement, cela peut passer par une dénonciation individuelle de l'évaluation et un refus de s'y plier, comme la lettre ouverte de Christophe Mileschi, entraînant une pétition.
Cela peut également être des actions collectives aboutissant à la condamnation de sociétés mettant en place des systèmes de benchmarking qui portent atteinte à la santé des salariés, par exemple la Caisse d'Epargne de Rhônes-Alpes, montrant l'utilité des instances légitimes comme les CHSCT ou les Comités d'Entreprise.
Un point me semble important, c'est le langage que nous employons. On entend dire parfois (et encore trop souvent) qu'«une femme s'est faite violée» au lieu de dire «une femme a été violée», la première tournure portant l'idée d'un consentement ou qu'«elle l'aurait bien cherché». Ces différences de tournures impreignent les esprits différemment selon que l'une ou l'autre est choisie à chaque viol rapporté.
Symétriquement, on dit souvent que «nous sommes évalués», mais à la lumière de l'ouvrage de B. Vidaillet, cette tournure ne rend pas compte de l'aspect volontaire de notre soumission à l'évaluation. Nous devrions plutôt dire que «nous nous faisons évaluer», afin de mieux prendre conscience justement de ce caractère volontaire, première étape pour vouloir changer notre attitude et refuser l'évaluation.
Une seconde remarque porte sur le fait que, même si l'auteure ne fait pas le rapprochement, continuer d'adhérer à quelque chose qui nous nuit est le symptôme d'une addiction, et il est bien connu que pour pouvoir sortir d'une addiction, il faut le vouloir, ce qui passe par la compréhension non seulement des méfaits mais aussi de ce en quoi l'objet de cette addiction semble combler un manque. Par analogie avec les stupéfiants, les vendeurs d'évaluation ne sont rien d'autre que des dealers, qui font commencer par une petite dose, sachant que notre demande grandira. Ils le font soit par profit, soit parce qu'ils sont eux-mêmes accros et persuadés du bien-fondé de leur démarche.
Enfin, on pourrait aussi cesser de parler d'évaluation par les pairs mais plutôt de critique par les pairs, car il ne s'agit pas tant d'extraire une valeur, un prix d'une contribution que de situer cette contribution dans un champ disciplinaire.
En cette période, si vous êtes salarié.e, il est très probable que vous ayez reçu des vœux de votre employeur ou de votre direction. Relisez bien ces vœux, vous y trouverez sans doute un encouragement à plus d'efficacité, à l'optimisation, à l'amélioration, bref la rhétorique de l'évaluation.
Alors pour bien commencer l'année, une bonne résolution pourrait être de refuser l'évaluation, la refuser consciemment, être vigilant pour la détecter sous ses diverses formes. La refuser personnellement, qui est une condition pour la refuser aussi collectivement.