On entend souvent poser la question "Pourquoi y a-t-il si peu de femmes en développement logiciel ?" ou d'autres variantes consistant à se demander "Qu'est-ce qui dans le développement logiciel fait qu'il y a si peu de femmes ?", poussant à chercher les spécificités du développement logiciel qui expliqueraient la faible présence des femmes.
La lecture du chapitre "Hestia-Hermès - sur l'expression religieuse de l'espace et du mouvement chez les Grecs" de l'ouvrage [8] m'a fait prendre conscience de combien l'assignation des rôles selon le sexe dans la société remonte à loin. Et donc des causes possibles quant aux questions ci-dessus.
Jean-Pierre Vernant débute ainsi son étude sur le couple de dieux Hestia-Hermès:
Hermès et Hestia sont appariés car ils sont complémentaires:
Et quelques autres citations pour fixer quelques idées:
Et l'histoire de la petite graine que papa met dans maman date déjà de cette époque:
On sait maintenant grâce à la biologie qu'il n'y a pas "une" petite graine, mais deux demi-graines, si on peut dire.
Cette complémentarité se retrouve dans la vie quotitienne des Grecs, dans les rôles affectés à l'homme (ceux d'Hermès) et la femme (ceux d'Hestia).
Notre culture que l'on peut qualifier de sexiste assigne aujourd'hui encore aux femmes les rôles associés à Hestia, aux hommes ceux d'Hermès.
Cela commence très tôt, dans les manuels scolaires. Ainsi Marie-France Zicot relevait par exemple dans [10] le fait que dans les manuels étudiés, le garçon est représenté dehors, alors que la fille reste à l'intérieur de la maison, et si elle en sort, c'est sur invitation d'un garçon où d'un parent. De même, c'est la femme qui s'occupe des tâches ménagères pendant que papa travaille. Lorsque ce dernier est représenté exécutant une tâche ménagère, c'est toujours avec un embarras sous-entendant qu'il n'est pas à sa place.
Prenons un autre exemple, celui de la cuisine. Quand il s'agit de la cuisine du foyer, celle de la maison, c'est la femme qui s'en occupe dans le stéréotype habituel. Par contre, dès que la cuisine sort du foyer pour devenir activité professionnelle, on trouvera alors une majorité d'hommes, surtout dans ce qu'on appelle les "grands chefs".
Ainsi les tâches du foyer ou en intérieur sont assignées aux femmes, tandis que les tâches à l'extérieur sont pour l'homme, qui donc échange, voyage. Hermès est le dieu du commerce, des échanges. Ainsi c'est l'homme qui pendant longtemps a travaillé pour rapporter l'argent au foyer, à la femme.
On pourrait multiplier ainsi les exemples, mais le point qui m'intéresse ici avant de continuer est de faire remarquer combien notre société véhicule cette assignation. A l'homme les attributs d'Hermès: extérieur, ouverture, échanges, mouvement, ... A la femme le complémentaire: intérieur, tenue du foyer, rangement, fixité.
Tout n'est bien sûr pas aussi tranché, heureusement, et des progrès ont lieu mais la pression de l'assignation est encore bien présente1.
Intéressons-nous maintenant à l'activité de développement logiciel, pour laquelle on retrouve une majorité masculine. On a donc là un stéréotype: coder, c'est pour les garçons. Mais il ne s'agit pas d'un stéréotype associant les ordinateurs aux garçons, puisque beaucoup d'activités utilisant un ordinateur sont assignées aux femmes: secrétariat, shopping en ligne, etc.
En reprenant l'assignation Hestia-femme et Hermès-homme, il nous faut chercher, dans l'activité de développement logiciel, ce qui relève d'Hestia et ce qui relève d'Hermès.
Hestia se retrouve dans le dépôt (repository) utilisé par un gestionnaire de versions: Il est fixe, les modifications viennent à lui et sont toutes conservées:
De plus, n'importe qui ne peut pas commettre de modifications sans d'abord montrer patte blanche via un système d'authentification, comme auparavant il fallait toucher le foyer en entrant la première fois dans une maison. Il faut être introduit:
Le rôle de conservation dans le dépôt n'est cependant pas réalisé à la main, mais par des outils (subversion, git, etc.); la fonction d'Hestia est donc en partie automatisée, et la place de la femme diminuée d'autant.
Par complémentarité avec le dépôt-Hestia, le développeur-Hermès est celui qui apporte au foyer les résultats de ses activités, sous la forme de nouveaux codes. Ces nouveaux codes sont autant de nouveaux chemins, Hermès étant également le dieu créateur de routes (voir ce billet sur l'analogie entre développement logiciel et chemin).
Le développement logiciel ne se résume cependant pas seulement à l'écriture de code. Par exemple, la rédaction de documentation en fait partie. Or, l'écriture de documentation de développement permet en quelque sorte de garder une mémoire des chemins implémentés par le code. En tant que conservation, on associera cette activité plutôt à Hestia.
Dans ma carrière, j'aurais tendance à dire que le peu de femmes développeuses que j'ai rencontrées étaient plus enclines à rédiger de la documentation que les hommes (bien sûr ce n'est qu'une impression). On retrouve là l'idée répandue que "les filles sont plus appliquées, plus consciencieuses que les garçons".
Cette pré-assignation dans des rôles complémentaires correspondant aux attributs d'Hestia et d'Hermès exerce une pression quant à la légitimité que l'on peut ressentir en faisant une tâche correspondant à l'une ou à l'autre.
Par ailleurs, des études montrent que la pression de l'assignation a un réel impact sur l'activité des individus. Ainsi, le cliché "les filles sont moins bonnes en maths" a fait l'objet d'une étude montrant qu'une épreuve présentée comme du dessin était mieux réussie par les filles que par les garçons, ce résultat s'inversant si on présentait la même épreuve comme étant de la géométrie.
Le cliché de l'activité du développement logiciel comme largement connotée "pour les garçons" participe donc également à son entretien.
Mais est-ce la seule raison, et pourquoi est-il si difficile de contrer ce cliché ?
Il me semble que c'est justement parce que ce cliché, cette absence massive des femmes dans la population des développeurs de logiciels, n'est qu'un effet de l'assignation des femmes aux fonctions d'Hestia.
S'il faut chercher des raisons à la faible proportion des femmes dans les développeurs de logiciel, il faut donc à mon avis les chercher du côté de cette puissance d'assignation que véhicule notre société plus que vers une désaffection de ce métier, de l'informatique ou des sciences.
Il ne suffit alors pas de montrer des femmes développeuses pour encourager les femmes dans cette activité, car si cela corrige la vision qu'on peut avoir du développement logiciel, il reste le fond culturel de pré-assignation des femmes à Hestia, des hommes à Hermès, et l'activité de développement logiciel étant ce qu'elle est, Hestia n'y a pas une place de choix.
Je pense donc que la situation changera dans le développement logiciel en même temps qu'elle changera dans les autres domaines très masculins: une campagne pour féminiser une profession sert également, en légitimant les femmes aux fonctions d'Hermès, à féminiser les autres; et réciproquement.