J'ai pratiquement terminé la lecture de [11], j'en fais un rapide résumé, tant je trouve cet ouvrage éclairant pour comprendre l'assujettissement de la recherche aux intérêts privés.
En prenant le capitalisme comme la recherche de l'accumulation sans limite de richesse (avec donc concurrence), les auteurs font remarquer que ce capitalisme a besoin que des personnes travaillent pour lui. Cela n'est possible que si ces travailleurs trouvent une justification à leur travail, c'est-à-dire si le fait de travailler pour le capitalisme en général ne va pas à l'encontre de leur idée de "justice": la cité doit être juste, les "grands" doivent être récompensés.
Face à la critique, le capitalisme évolue. Les auteurs parlent d'un troisième esprit du capitalisme qui s'est mis en place depuis les critiques des années 60 et surtout 70: le modèle hiérarchique "traditionnel", soumis à la "critique artiste" (portant sur l'émancipation et l'authenticité), n'était plus capable de fédérer les travailleurs. La critique avait fait apparaître que la hiérarchie était une entrave à l'expression des individus.
Les auteurs montrent, en comparant les manuels de management des années 60 et 90, que les termes employés ont évolué. La "hiérarchie" a ainsi disparu des manuels, le terme revenant le plus souvent étant celui de "projet"1.
Ainsi, le capitalisme "2ème esprit" a opéré un déplacement pour intégrer cette critique, promouvant l'individu en l'entrepreneur de sa propre vie. Les organisations des entreprises se sont du coup également transformées: moins de niveaux hiérarchiques, fonctionnement par projet, sous-traitance.
Face à ce déplacement, la critique est momentanément désarmée.
Ce nouvel esprit a fait émerger une nouvelle cité, c'est-à-dire de nouvelles valeurs auxquelles on se réfère pour savoir qui est "grand". Les auteurs l'appellent la "cité par projets".
On jugera maintenant un individu à sa capacité à s'intégrer dans un projet, à trouver un nouveau projet quand le précédent se termine. C'est la notion d'employabilité: suis-je toujours employable ? puis-je toujours trouver un projet auquel m'intégrer ?
Je pense ne pas me tromper en disant que dans la recherche comme ailleurs on est beaucoup évalué sur sa capacité à être dans un projet. Les différents projets auxquels on a participé font partie du CV, qu'ils aient été des succès ou non n'est pas la question.
En tant qu'ingénieur d'un service interne de développeurs logiciels, je suis censé trouver une équipe ayant un projet sur lequel je peux aider. Le projet est ce qui justifie en quelque sorte mon existence.
Revenons à l'ouvrage. Pour rester "employable", pour trouver un projet après la fin d'un autre, il faut des relations. Les auteurs expliquent que le monde est devenu un monde connexionniste. Dans ce monde, un individu acquiert de la valeur s'il permet des connexions peu probables, ou rares. La connexion entre un groupe et un autre groupe déjà "proche" a moins de valeur qu'une connexion avec un groupe plus éloigné, source de davantage d'opportunités pour trouver un projet (pour un individu ou un groupe).
Les auteurs dégagent deux profils: le mailleur et le faiseur (de réseau). Le mailleur n'hésitera pas à mettre en relation des personnes, c'est-à-dire à créer des liens qui ne passeront plus par lui. Au contraire, le faiseur s'arrangera pour que les liens passent par lui, se rendre incontournable, augmentant ses chances de se retrouver dans des projets. Si vous connaissez des gens qui gardent les infos pour eux, c'est de ce type de personne qu'il s'agit.
Mais créer et entretenir des relations prend du temps. Le temps est limité. Il faut donc au faiseur un moyen d'être à plusieurs endroits du réseau à la fois, c'est-à-dire qu'il lui faut déléguer l'entretien de certaines relations existantes, celles qui ont moins de valeur car connues ou partagées, pendant qu'il en établit de nouvelles.
Les auteurs évoquent la figure du chef de projet: Pendant que son équipe effectue le travail, utilisant les relations du projet, le chef de projet se dégage du temps pour créer de nouvelles connexions, lui permettant de trouver un autre projet par la suite. Son équipe, travaillant pour le projet dont le chef est responsable, assure la visibilité, la présence de ce dernier à cet endroit du réseau.
Les auteurs parlent de mobilité: le chef de projet est mobile dans le réseau, quand son équipe est moins mobile, car chargée d'entretenir des connexions, pas d'en trouver d'autres.
Les auteurs montrent qu'il s'agit d'une exploitation des moins mobiles par les plus mobiles. Pendant que certains s'attellent (littéralement) à la tâche, le chef de projet se déplace, assure son prochain projet et, lorsqu'il a créé assez de nouvelles connexions, se détache de son ancien projet et de ses connexions. Pour lui, tout va bien, il sera reconnu comme "grand" dans la cité par projets, tandis que son équipe, moins mobile, aura plus de mal à trouver un autre projet; ses membres seront reconnus "moins grands". Le chef de projet, mobile, exploite son équipe, moins mobile.
Cette abstraction se retrouve à tous les niveaux: ainsi, les multinationales sont plus mobiles que les états. Ces derniers sont fixés sur un territoire donné; la multinationale peut alors dicter ses conditions d'investissement (subventions publiques, pouvoir partir quand elle le veut en reprenant son argent), sinon elle ira voir dans un autre pays.
Un autre exemple est l'industrie automobile: on est passé de grandes entreprises assurant toute la production des véhicules (pièces, assemblages, ...) à un modèle de sous-traitance, de sous-sous-traitance, ... L'entreprise type Peugeot sous-traite. Elle devient plus mobile que ses prestataires: si l'un d'eux ne se plie pas aux conditions de Peugeot, l'entreprise prendra un autre sous-traitant. De même le premier niveau de sous-traitant sera plus mobile que ses propres sous-traitants, etc. jusqu'aux individus eux-mêmes, encouragés à la mobilité, érigée comme la valeur qui fera de vous un grand.
Face à ce déplacement, la critique, temporairement satisfaite, met du temps à se reconstruire. Ce qui apparaissait alors comme une libération de l'individu se révèle en fait n'être qu'une autre modalité d'exploitation. Aujourd'hui, on commence seulement à critiquer la cité par projets.
Les politiques publiques ne font aucune critique de ce modèle. Elles l'accompagnent. Ainsi, le discours contre le chômage a évolué: Là où on parlait de qualification, on parle maintenant de "lutter contre l'exclusion": un demandeur d'emploi se verra demandé quel est son "projet professionnel", les emplois aidés visent à "réinsérer" dans le monde de l'entreprise, c'est-à-dire à permettre à l'individu se créer de nouvelles connexions lui permettant à nouveau de trouver un projet, d'être employable. Lorsqu'un individu n'est pas assez mobile dans le réseau, qu'il ne peut faire de nouvelles connexions pour s'assurer son prochain projet, il se retrouve en effet en marge du réseau, avec un nombre de connexions limitées, donc exclu.
Voilà pour un rapide résumé, il y a beaucoup d'autres choses dans cet ouvrage (le déclin des syndicats par exemple), que je recommande.
La recherche ne fait bien sûr pas exception: Dans ce nouvel esprit, les entreprises doivent être mobiles, donc sous-traiter le maximum de leur activité. La recherche fait partie des activités qui prennent du temps, de l'investissement, du long terme. C'est donc un boulet qui va à l'encontre de la mobilité des entreprises. Mieux vaut donc la sous-traiter. Si on veut pouvoir l'exploiter, il faut la rendre moins mobile, on aura donc à coeur de l'immobiliser et la soumettre aux règles de ce jeu, via les projets. Imaginez si les chercheurs étaient libres, comment les entreprises pourraient-elles exploiter la recherche publique?
La sortie de cette spirale mortifère réside sans doute dans la critique de cette nouvelle cité. Elle commence par la critique du modèle par projets. Elle commence donc sans doute par le refus de travailler par projet. Cette idéologie est cependant tellement répandue, qu'elle en devient totalitaire: Elle influe notre vision du monde, nos pensées, nos comportements, au point qu'il est difficile de penser différemment. Comptez donc le nombre de fois où vous parlez de projet dans une journée.
Il est probable qu'il faudra que quelques-uns cessent de soumettre des projets, de se soumettre, pour entamer un changement. Il est probable aussi qu'il y aura un prix à payer: Être exclu dans un monde connexionniste entraîne un déclassement. Qui est prêt à prendre ce risque ?