Le discours sur l'excellence dans la recherche française a fait bien des dégâts, véritable "plan social de la recherche" comme cela a été dit. A tel point que les personnels, notamment les chercheurs, s'interrogent à juste titre sur l'attitude de leurs directions: sont-elles complices ? hypocrites ? ne se rendent-elles pas compte des effets des politiques qu'elles mettent en oeuvre, alors qu'elle sont issues en partie du milieu de la recherche ?
J'avance ici une hypothèse qui peut paraître provocante, pour essayer de comprendre.
D'emblée je préviens que mon propos n'est pas de jeter la pierre à quiconque ni de faire des reproches, mais seulement d'émettre une hypothèse qui peut se résumer à la phrase suivante:
"La façon de raisonner des directions et qui nous semble tellement choquante est la même que les chercheurs ayant soumis des projets à l'ANR après avoir dénigré sa création."
Si je fais ce parallèle, c'est parce que la création de l'ANR a été largement critiquée notamment sur le fait que la vraie recherche n'était pas faire sur projets, et que la politique scientifique devait se faire par les scientifiques et non être pilotée par les politiques soumis aux acteurs du marché (je résume).
Pourtant nombre de chercheurs ont soumis et soumettent encore des projets ANR (encore une fois, je ne jette pas la pierre). Ce qui montre donc un décalage entre les discours et les actes.
Comme raisons pour ce comportement, j'ai entendu par exemple "sans projet ANR je n'ai pas de sous pour aller en mission travailler avec des collègues", "si ce n'est pas moi ce sera un autre", "il faut bien", "c'est vrai qu'il faut du contrôle", ...
Cela me semble relever de la rationalisation (cf. wikipédia): face à son propre comportement incohérent, l'individu se trouve des "raisons" pour justifier son comportement.
Mais alors qu'est-ce qui en premier lieu a fait que tant de projets ANR ont été soumis ? Il me semble que la théorie du désir mimétique de René Girard peut expliquer ça. Dans cette théorie, qui explique beaucoup de comportements, le désir d'un individu se calque sur le désir d'un autre (son modèle), ou plutôt sur ce qu'il pense être le désir de l'autre. Si un permier individu désire un objet, un second individu désirera ce même objet. L'important n'est pas tant le désir réel du premier individu que ce que pense le second que le premier désire.
Souvenons-nous maintenant du discours de l'excellence asséné depuis maintenant plusieurs années. Discours de d'excellence, de performance, ... L'excellence ne serait-elle pas l'objet que chaque chercheur a perçu comme objet du désir de ses collègues ? y compris (voire surtout?) ceux qu'ils ne fréquentait pas ?
Pensons à la publicité qui nous montre des gens heureux de consommer un produit. Nous ne connaissons pas ces personnes fictives, la publicité nous montre un désir pour ici une voiture, là un produit vaisselle... Et ça marche (sinon il n'y aurait plus de publicité depuis longtemps).
A chaque fois que l'excellence est citée comme idéal, à chaque projet ANR soumis, à chaque demande de PES par un chercheur, cette excellence, ce projet ANR ou cette PES apparaît à chacun comme objet du désir d'au moins un collègue. Que ce désir soit réel ou non.
Par le caractère mimétique du désir, un chercheur finit par vouloir l'excellence, soumettre un projet ANR, demander une PES. Cependant, ce désir est en contradiction avec sa raison, ses convictions, son idéal. Qu'à cela ne tienne, le processus de rationalisation permet à l'individu de trouver des "raisons" pour ne pas se sentir en incohérence.
Tout cela ne s'applique bien sûr pas qu'aux chercheurs et au domaine de la recherche mais à chaque être humain et dans toute la société.
Comment ne pas voir alors le même mécanisme à l'oeuvre chez les membres des directions ? Issus de la recherche, avec une certaine idée voire même un rêve pour la recherche, par mimétisme un désir pour un autre modèle de recherche remplace le rêve original puis la rationalisation arrive pour supporter l'incohérence.
Ce culte de l'excellence, de la compétition, etc. est littéralement "descendu" jusqu'aux chercheurs au fil du temps, convertissant au passage politiques et directions.
Bien sûr, mimétisme du désir et rationalisation s'appliquent de façon permanente et les comportements ne changent pas du jour au lendemain mais "glissent".
On retrouve un phénomène similaire aux états-unis dans la taille moyenne des maisons: au fil de ces dernières années la taille moyenne des maisons a augmenté, sans que le nombre moyen d'habitant dans chaque maison varie. Dans une émission de France Culture récente (que je ne retrouve pas), un sociologue expliquait que les classes les plus aisées ont commencé à vouloir des maisons plus grandes. Alors les classes juste en dessous ont aussi voulu des maisons plus grandes, et ainsi de suite, de proche en proche, pour le reste des classes. Ce désir était complètement décorrélé de la raison, car certaines classes pouvaient difficilement se permettre d'avoir une plus grande maison d'une part et d'autre part surtout n'en avaient même pas le besoin. (si quelqu'un se rappelle de cette émission, merci de m'indiquer quand c'était.)
Il me semble que le culte de l'excellence, de la compétition et de la récompense s'est imposé de la même façon, par transduction, indépendamment de toute raison, et même contre la raison.